Burn-out
Burn-out
Par Laurent Coos
- Faites venir le directeur dans mon bureau. Immédiatement !
- Mais... Monsieur Kuhn...
- Il n'y a pas de "Mais" qui tienne, je veux le voir tout de suite !
Nicole, la jeune stagiaire de direction obtempéra.
Elle s'était bien dit en arrivant ici qu'elle était tombée dans une boite de dingues, mais là... ça dépassait tout ce qu'elle aurait pu imaginer. Elle traversa les bureaux et frappa timidement à la porte de Monsieur Dubois, le boss de l'entreprise "Netrox aspirateurs". Pas de réponse. Elle entreprit d'entrer.
- Qu'y a-t-il ? demanda sèchement le directeur, assis dans son imposant fauteuil. Il venait prestement de refermer une fenêtre sur l'écran de son PC au moment où la jeune employée avait fait irruption dans la pièce.
- C'est au sujet de Monsieur Kuhn, répondit-elle en rougissant. Il veut vous voir immédiatement.
- Très bien, faites-le entrer.
- C'est à dire que...
- Quoi encore ?
- Il exige que ce soit vous qui vous rendiez dans son bureau.
- Comment ? Il se paie ma tête ! fit le directeur en s'éjectant de son fauteuil.
- Je ne sais pas Monsieur.
- Très bien, il va voir de quel bois je me chauffe ! Je ne m'appelle pas Dubois pour rien.
Nicole ne put contenir davantage un début de fou-rire et plaqua sa main devant sa bouche.
- C'est ça, riez ! S'exclama le directeur. En attendant je vais dire deux mots à cet énergumène.
Frank Dubois traversa les couloirs d'un pas vif, puis l'entrepôt - qui en ce début d'année débordait de tous les côtés - et fonça dans le bureau de José Kuhn, le chef magasinier. Celui-ci l'attendait les pieds croisés sur son bureau, un cigare au bec. Un sourire cynique que Dubois n'aimait pas du tout se dessina sur ses lèvres.
- J'espère seulement que vous avez une raison valable pour justifier un tel comportement ! S'exclama-t-il, furibond.
Son employé lui désigna la chaise qui se trouvait en face de lui.
- Asseyez-vous donc, Monsieur Dubois, fit-il d'une voix doucement ironique.
- Ce n'est pas à vous de me donner des ordres, pour qui vous prenez-vous donc ?
- Pour celui qui va remettre de l'ordre dans cette entreprise, dit-il posément en recrachant une volute de fumée vers la figure de son patron.
Le directeur resta comme deux ronds de flanc et s'assit finalement sur la chaise. Ce n'est pas parce que son employé lui avait offert de s'asseoir, non, mais ses jambes n'arrivaient tout simplement plus à soutenir le poids de son corps. Jamais un employé n'avait fait preuve d'autant d'arrogance à son égard. Peut-être sombrait-il dans la folie ? Peut-être faisait-il un burn-out ? Dans tous les cas, il valait peut-être mieux se montrer prudent. Qui sait ? Il pouvait être dangereux et dissimuler une arme derrière son bureau.
- Allons, dites-moi ce qui ne va pas ? fit le directeur d'une voix sirupeuse.
- Cette situation ne peut plus durer Monsieur Dubois. Regardez autour de vous: Tous ces employés, ces personnes honnêtes qui ne demandent qu'à gagner leur vie... Vous les exploitez sans vergogne sous prétexte que c'est la récession en gelant les salaires.
- Allons, je ne fais que d'essayer de sauvegarder des emplois. Vos emplois !
- Oui; Mais vous voulez faire baisser les coûts de main d'œuvre alors que vous venez de faire l'acquisition d'une BMW flambante neuve payée par la boite. Vous trouvez-vous cela décent ?
- Vous ne voulez tout de même pas que je roule en 2 CV ? La voiture de service est en quelque sorte la carte de visite de l'entreprise avec laquelle je vais prospecter nos clients. Signeriez-vous un contrat avec quelqu'un roulant à bord d'une poubelle ?
- Cela ne justifie pas l'achat d'une bagnole de ce prix. Moi, Monsieur Dubois, je roule dans une golf ; C'est une poubelle ma voiture?
- Ce n'est pas ce que je voulais dire.
- Mais vous l'avez laissé entendre.
Le directeur se trémoussa sur sa chaise, faisant tous les efforts du monde pour contenir cette rage sourde qui grossissait à l'intérieur de lui.
"Allons du calme ! Ce type est en train de se mettre dans ses torts. Joue le jeu jusqu'au bout, tu auras ainsi davantage de raisons de le virer."
-Très bien monsieur Kuhn. Avez-vous d'autres choses à revendiquer ?
Le chef magasinier se renversa sur sa chaise, croisa ses mains derrière sa tête, et fixa son directeur droit dans les yeux.
- Oui. Trouvez-vous normal que vos collaborateurs avalent des pilules pour les nerfs à cause d'un surcroît de stress tandis que d'autres gens s'ouvrent les veines parce qu'ils sont au chômage ? Si des employeurs comme vous engageaient davantage de personnel, il y aurait un juste équilibre et chacun y trouverait son compte.
Le directeur bouillonnait.
"Je vais l'équilibrer, moi, la balance. Petit con ! En commençant par te foutre à la porte. Et quand j'en aurai fini avec toi, tu ne pourras même plus prétendre au chômage."
- Monsieur Kuhn, je ne demanderais pas mieux que de faire du social, moi ! Mais comme vous le savez sans doute, la main d'œuvre est le coût le plus exorbitant dans une entreprise. Et mon rôle est de maintenir une marge suffisante si je ne veux pas mettre la clé sous le paillasson. De plus, je dois rendre des comptes à Monsieur Chazel, notre PDG.
José Kuhn resta de longues secondes sans rien dire, faisant peser un lourd silence dans la pièce, qui mit son directeur encore plus mal à l'aise. Celui-ci se mit à tapoter nerveusement des doigts sur le rebord du bureau. Au moment où il s'apprêta à ouvrir la bouche, José enchaîna:
- Et vos employées de bureau que vous matez à longueur de journées, vous les engagez aussi au rabais ? Vous ne choisissez pourtant pas les plus moches !
- ça suffit ! fit le directeur en haussant le ton.
José Kuhn afficha un sourire victorieux.
- Et les films pornos que vous visionnez sur votre ordinateur avant d'aller vous astiquer le manche dans les toilettes? Vous savez, toute l'entreprise est au courant. On vous surnomme même "Frankie la branlette"!
Cette fois-ci s'en était trop.
- Assez ! hurla le directeur en bondissant de sa chaise. Puis il se rua sur son employé et l'agrippa par le col de sa chemise. Non seulement je vais vous virer, mais en plus je vais vous traîner en justice pour diffamation !
À cet instant, quelqu'un fit irruption dans le bureau. Monsieur Dubois, qui tenait toujours fermement son employé par le col de sa chemise, se retourna dans un sursaut. La silhouette imposante de Monsieur Chazel se dressa devant lui.
- Eh bien, on dirait que j'arrive au bon moment ! s'exclama celui-ci.
Le directeur relâcha aussitôt son employé, l'air confus. Il prit néanmoins la peine de lui souffler à l'oreille:
" Fais attention à ce que tu diras, ce sera ta parole contre la mienne, petit con !"
Puis il réajusta sa cravate et fit face au grand patron.
- Ah monsieur Chazel ! Vous arrivez au bon moment. Figurez-vous que je viens de recevoir des menaces de la part de ce monsieur. Il vient de péter un câble et m'a insulté !
Les lèvres du PDG s'étirèrent en un sourire condescendant.
- Je crois plutôt que c'est vous qui venez de le péter, le câble !
Le visage de Dubois devint écarlate.
- Mais.... Voyons monsieur Chazel, il y a erreur...
- C'est vous l'erreur Monsieur Dubois ! Vous venez d'agresser sous mes yeux le nouveau directeur de "Netrox aspirateurs".
Franck Dubois demeura ébahit durant quelques secondes puis éclata d'un rire jaune, qui trahissait son état de nervosité extrême. Il pointa son ex-employé du doigt.
- Lui, notre nouveau directeur ? Laissez-moi rire !
- Oui, parfaitement. Monsieur Kuhn est devenu notre principal actionnaire en investissant une somme colossale dans notre société. Donc à partir d'aujourd'hui, et vu ses compétences, il en reprendra la direction.
Franck Dubois sentit le sol se dérober sous ses pieds, comme si un énorme trou allait s'ouvrir pour l'engloutir. Le sang battait à ses tempes et sa vue se brouilla.
"C'est... c'est pas possible", murmura-t-il à lui-même.
José Kuhn lui souffla à son tour à l'oreille.
- Tu te souviens de la somme colossal qu'un inconnu a gagné au loto il y a deux semaines ? Eh bien c'était moi, Ducon !
C'est alors que l'ex-directeur de "Netrox aspirateurs" éclata en sanglots et se roula sur le sol, hystérique. Et José Kuhn remplit admirablement bien sa nouvelle fonction en prévenant les services sanitaires qui emmenèrent Frank Dubois dans sa nouvelle résidence.
Un centre spécialisé pour les cas de burns-out.
FIN
Je dédie cette histoire à certains employeurs, malheureusement encore trop nombreux, qui exploitent leurs employés sans scrupules.